vendredi 22 avril 2011

Pierre Loti et les Slaves du Sud (dr Risto Lainović)

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(Le texte ci-dessous, écrit par Monsieur Risto Lainović, fut publié comme préface au livre Pasquala Ivanovitch et autres pages monténégrines de Pierre Loti (Éditions Pardès, Paris, 1991, p. 7-20). UN TRÈS GRAND REMERCIEMENT à M. Lainović, docteur ès lettres et chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques, qui nous a donné certains de ses textes précieux que nous allons continuer à republier ici.)

Pierre Loti n’aurait pas été un turcophile conséquent s’il avait aimé le Monténégro, pays réputé être le plus tenace ennemi européen de la Turquie. L’histoire de cette petite principauté est marquée par ses luttes contre l’Empire ottoman.
Slaves, des mêmes origine, langue et religion que le Serbes, les Monténégrins eurent leur État dès le XIe siècle sous le nom de Zéta, celui de Monténégro (Crna Gora) ne devant apparaître que trois cents ans plus tard. Ce pays changea fréquemment de frontières et fut parfois réduit à un espace fort limité, mais – jusqu’à la Grande Guerre, quand il sera occupé par les Autrichiens – garda toujours une autonomie plus ou moins grande : une ile de liberté dans l’énorme océan ottoman. Soucieux de sauvegarder leur autonomie et leur indépendance, les Monténégrins, peuple habitué à une vie pénible sur un terrain aride et montagneux, n’hésitaient pas à affronter, les armes à la main, non seulement les Turcs, mais aussi les Byzantins, Vénitiens, Italiens, Albanais, Autrichiens, Français (de Napoléon), Italiens, Allemands. Les siècles d’une vie dure dans un environnement hostile laissèrent nécessairement leur empreinte sur la physionomie du montagnard monténégrin. Selon Loti, ce montagnard avait l’air d’un bandit ; il lui inspirait de la méfiance. Et quoique les allusions de l’écrivain français concernant son inquiétude dans les défilés des montagnes monténégrines fussent vraisemblablement faites par besoin de dramatiser le vécu artistique, rien d’étonnant à ce que ce montagnard slave, costaud, moustachu et armé jusqu’aux dents, inspirât la peur à celui qui ne le connaissait pas bien.
Ce sont les événements tumultueux au Monténégro qui déterminèrent l’arrivée de Julien Viaud dans l’Adriatique à bord de cuirassé français Friedland.

Tout commença en 1875 avec l’insurrection des Herzégoviens contre l’occupant turc, dite „Fusil de Névessigné“ (Nevesinje), qui s’élargit par la suite et eut un grand retentissement dans d’autres territoires slaves occupés par la Turquie et l’Autriche. Les insurgés étaient soutenus par le Monténégro et la Serbie („la Sparte et l’Athènes des Slaves du Sud“), qui déclarèrent la guerre à la Turquie en 1876, guerre au début de laquelle le Monténégro triompha à la bataille de Vučji Do. La Russie s’étant, en 1877, jointe aux deux principautés, les alliés slaves remportèrent d’importantes victoires sur l’Empire ottoman, „malade du Bosphore“. Les espérances des Herzégoviens furent trahies puisqu’ils échangèrent le joug d’un maître (le Turc) contre le joug d’un autre (l’Autrichien), alors que la Serbie et le Monténégro élargirent considérablement leurs États, libérant quelques-uns de leurs territoires (les régions de l’ancien empire du tsar serbe Douchan restant pour la plupart toujours occupées). Les troupes monténégrines libérèrent, entre autres, Antivari (Bar) et Dulcigno (Ulcinj). Avec ces villes, le Monténégro avait une porte sur la mer. Mais, par une décision du Congrès de Berlin, 1878, certains territoires, parmi lesquels Ulcinj et ses environs, furent repris au Monténégro. La principauté ayant manifesté son mécontentement face à la Turquie seulement disposée à lui céder les régions de moindre importance auxquelles elle avait de toute façon droit, les grandes puissances, souhaitant que la paix soit maintenue dans les Balkans, révisèrent, la même année, à la Conférence de Constantinople, leur décision précédente et conseillèrent à la Turquie d’évacuer Ulcinj, lui proposant comme compensation certains territoires de l’intérieur du Monténégro. Désireuses de voir leur résolution respectée, les puissances européennes envoyèrent dans l’Adriatique une flotte internationale, comme menace tacite face à la Turquie. Mais cet État hésitait toujours à se soumettre. Il ne dut céder que le jour où les puissances décidèrent d’occuper Smyrne, son port sur la mer Égée.

À l’époque de son arrivée au Monténégro (automne 1880), Pierre Loti n’était pas connu dans le monde des lettres. D’où l’absence de traces de son séjour en pays slave. Il ne reste dans l’esprit des habitants les plus âgés des bouches de Cattaro (Kotor) que le souvenir – transmis par leurs pères – d’un jeune officier français faisant fréquemment des excursions en solitaire sur les flancs abrupts des montagnes monténégrines. On le rencontrait aussi dans de pauvres auberges de la côte s’entretenant avec les habitants et les matelots.
Pourtant, l’enseigne de vaisseau s’ennuyait dans ces parages pittoresques, au-dessus desquels se dressaient de hautes montagnes dénudées qui éveillaient son désir de voir ce qu’il y avait de l’autre côté, d’où venaient de taciturnes montagnards à l’air apparemment farouche. Après avoir passé ces gigantesques murailles naturelles, aux yeux de Loti se sont offertes des vues étranges.
On s’est rappelé longtemps, dans les bouches de Kotor, avoir vu Loti en compagnie d’une jeune bergère venue, supposait-on, des Konavli, région au sud-est de Dubrovnik, et non pas de l’Herzégovine, comme le prétendait l’écrivain, , supposition corroborée par le fait qu’elle portait le béret rouge, détail caractéristique du costume féminin des Konavli et non pas celui de l’Herzégovine. Loti l’a immortalisée sous le nom de Pasquala Ivanovitch, alors que, selon son propre témoignage postérieur, elle s’appelait en réalité Mattéa Ianovitch. C’est cette rencontre qui a marqué le séjour de Loti au pays des Slaves du Sud. Quoique cette aventure ne lui ait pas inspiré une grande passion – le souvenir d’Aziyadé étant toujours vivace dans son cœur – Pasquala l’a aidé à surmonter quelques langueurs et à atténuer quelques dépressions psychiques.
Les Monténégrins ont, pour leur part, contribué à marquer le séjour de Loti. En 1934, fut apposée à Baochitchi (Baošići), cadre des rendez-vous entre l’enseigne de vaisseau et la jeune bergère, une plaque en marbre portant l’inscription suivante : En souvenir de Pierre Loti écrivain français qui a séjourné au pays de Pasquala du IV au XXXI octobre MDCCCLXXX. (Signalons aussitôt une erreur sur la plaque : Loti est resté dans les bouches de Kotor du 4 octobre au 20 novembre 1880.) Mais le plus touchant indice du souvenir de l’écrivain est l’habitude qu’ont spontanément acquise les Bockésiens d’appeler Baošići, belle localité des Bouches : „Village Pierre Loti“. Cette curieuse information a été récemment donnée par le prestigieux quotidien de Belgrade Politika.
Pierre Loti savait bien qu’il se trouvait parmi les ennemis séculaires du pays dans lequel il avait connu Aziyadé. D’où, parfois, certaines réserves dans ses élans d’enthousiasme pour les beautés et les étrangetés naturelles de ces contrées, et l’éclairage défavorable sous lequel il peint le Monténégro et les Monténégrins. Il prétend, par exemple, que ces montagnards apportent au marché de Kotor des sabres „qu’ils ont volés on ne sait où“, sans se demander s’ils ne les avaient point ravis aux Turcs lors d’un de leurs conflits armés. Certes, le vol et autres crimes n’étaient pas exclus, ici comme ailleurs (les princes de Monténégro, particulièrement Šćepan le Petit et Pierre Ier le Saint, avaient tâché de supprimer les crimes, surtout le fléau du Monténégro d’antan: la vendetta), mais les commentateurs de l’œuvre de Pierre Loti ont été choqués par l’absence d’arguments dans ses dires et par une certaine légèreté humiliante avec laquelle il accusait leurs compatriotes, réputés être hautement moraux. Ces commentateurs se réclamaient quelquefois de deux grands noms de la littérature monténégrine : le prince-évêque Pierre II Petrovitch Niégoche (Njegoš) et le duc Marko Milianov (Miljanov), qui ont célébré l’humanité et l’héroïsme, donnant toujours la primauté à la première des deux valeurs.
La légèreté de Loti apparaît, par exemple dans cette remarque, tant de fois critiquée de Voyage au Monténégro et qui se rapporte à Cetinje : „Cela n’a pas l’air sérieux, cette capitale, c’est comme un pays pour rire“. Mais, à la réflexion, ce n’est pas trop offensant : en homme romanesque qu’il était, Loti avait besoin de se créer sa propre Lilliput, la peinture réelle ne lui paraissant pas toujours de prime importance. En énumérant les institutions „en miniature“ que cette „capitale en miniature“ possédait, il mentionna une imprimerie, ne sachant peut-être pas que dans la forteresse d’Obod, résidence princière et ancienne „capitale“ du Monténégro, à quelques kilomètres seulement de là, avait existé une imprimerie, transportée par la suite à Cetinje. Là furent imprimés les premiers livres en alphabet cyrillique dans les Balkans, entre autres, le célèbre Oktoïh.  C’était à la fin du XVe siècle, donnée indicative peut-être pour la valeur des institutions „en miniature“…
En fait, aucune des affirmations de Loti n’était faite par malice ; sa noble figure n’aurait pu être mal intentionnée ; tout au plus, il aurait pu être indifférent à l’égard de ces gens qu’il a trop peu fréquentés pour les affectionner. Preuve à l’appui : „ses“ montagnards – tout à l’heure sauvages, sales, à l’air de bandit – deviennent à l’improviste humbles lorsqu’ils le saluent au passage en ôtant avec respect leur béret rouge. Ses remarques sont impressionnistes et doivent être acceptées comme remarques provenant d’un artiste et non pas d’un reporter ou d’un chroniqueur. En tout cas, ce dernier épisode implique l’idée qu’il commençait à percevoir la vraie nature du montagnard slave, parfois brut et „sauvage“, mais presque jamais perfide et sournois, vivant dans une trop grande intimité avec la nature pour pouvoir être différent. Et qui l’eût mieux compris que Loti, amateur d’êtres simples et autochtones, nés dans le „grand air du dehors“ ?
La vision que Pierre Loti a eue du Monténégro et des Monténégrins était diamétralement opposée aux panégyriques, exagérés, que les écrivains du XIXe siècle consacrèrent à ce peuple épris de liberté, pour lequel la lutte contre l’agresseur turc était devenue, avec les siècles, presque une manière de vivre. Pourtant, l’auteur de Voyage au Monténégro, admirateur de tout ce qui est authentique, fait l’éloge de la fidélité du montagnard aux coutumes ancestrales. Il voit dans ses mœurs le signe d’un avenir glorieux et déclare, inspiré par les merveilles du monastère de Cetinje et par une mentalité où l’orthodoxie se révélait être l’expression du patriotisme et des aspirations à l’union avec les autres nations des Slaves du Sud :
„Quand cet empire des Slaves du Sud, dont les diplomates prévoient l’aurore, aura envahi la rive de l’Adriatique, cette chapelle restera le lieu sacré par excellence, de même que la dynastie du prince Nikita[1] restera la dynastie légitime, la vieille souche des souverains.
On se demande ce que seront ces Slaves, descendus de leurs montagnes et devenus une vraie nation. On ne se les représente pas, transformés en peuple moderne, et lancés dans le mouvement du siècle. Certes, dans chaque maison, on conservera, toujours les saintes icons ; dans chaque famille, on gardera la manie des reliques de martyrs, des vieux ossements enfermés dans des boîtes précieuses, des fétiches, des débris humains enchâssés d’or et de pierreries. Et ce coin de chapelle restera le cœur – la Mecque, - la sainte Kasbah de ce pays ; il y a dans ce lieu une solennité de sanctuaire, on y sent le mystère, le recueillement du berceau de tout un peuple“.
Cette prédiction verra sa réalisation : l’État des Slaves du Sud sera créé trente-huit ans après la visite du jeune Julien Viaud à Cetinje, sous le règne du petit-fils du prince du Monténégro – le régent Alexandre, futur roi Alexandre Ier de Yougoslavie, et la capitale monténégrine restera le symbole de la lutte pour se libérer des Turcs. Selon Vladimir Božović (Stvaranje, Cetinje, 1960), sa déclaration a „jailli de lui comme une étincelle“…
Soucieux du sort de la Turquie pendant la Première guerre balkanique (1912-1913)[2], Loti fut amené à prononcer des opinions peu flatteuses à l’adresse de la Serbie (pourtant amie traditionnelle de la France) ; on lui fit alors croire que les Serbes, tout autant que les Bulgares, étaient auteurs d’atrocités infligées aux prisonniers turcs. Peu après, il prit conscience de l’état réel des choses. C’est pourquoi, au début de la Première Guerre mondiale, touché par le calvaire de la Serbie envahie par les Autrichiens, il fera, dans Le Figaro du 8 août 1914, preuve d’un certain courage avouant humblement son erreur, aveu réitéré dans La Hyène enragée (Calmann-Lévy, 1916 : „La Serbie pendant la guerre balkanique“) : „J’avais naguère englobé la Serbie dans mes premières accusations contre les peuples balkaniques […] Mais plus tard […] mes renseignements… me prouvaient que, parmi les Alliés d’abord, les Alliés des Balkans c’étaient [eux] les plus humains […] Comment ne pas lui apporter notre sympathie profonde, aujourd’hui […] Une fois de plus, je lui fais de tout mon cœur amende honorable“.
Mais sa noblesse de cœur ne s’est pas arrêtée là. Il a essayé d’apporter une aide effective à la Serbie. Sa lettre, adressée au professeur Grgur Jakšić, membre du Gouvernement serbe (à Paris), prouve à quel point le repentir de l’écrivain français était sincère. Loti y fait allusion à l’article paru dans Le Figaro :
„Mon seul nom est sans doute pour vous éloigner de moi, car j’ai naguère confondu dans un même temps anathème la Serbie et la Bulgarie ; peu de temps après, l’ignoble traîtrise des Bulgares, contre les Serbes [Deuxième guerre balkanique] a commencé à m’ouvrir les yeux sur les différences profondes qui séparent ces deux peuples ; et dernièrement enfin j’ai fait amende honorable à votre patrie par un article de presse beaucoup reproduit.
Mais ma personnalité importe peu ; c’est de la malheureuse et héroïque Serbie qu’il s’agit. Je voudrais causer avec vous d’une idée que j’ai eue pour secourir votre pays, aujourd’hui allié du nôtre, et je vous serais très obligé si vous vouliez bien m’accorder quelques moments d’entretien confidentiel à ce sujet. Ce serait au jour, à l’heure et au lieu qui vous conviendraient le mieux. Je vous demande dans tous les cas de tenir ma démarche secrète.
Agréez, Monsieur, je vous prie, les assurances de ma haute considération. Pierre Loti “[3]
M. Mihailo B. Pavlović (Filološki pregled, I-IV, Belgrade, 1974), cite deux autres lettres de Loti et une de Mme Alice-Louis Barthou qui témoignent que l’écrivain a fait par la suite tout son possible pour mener à bien son entreprise désintéressée. Le fait qu’elle soit restée infructueuse n’amoindrit aucunement son mérite d’homme de bonne volonté.

La subjectivité de Loti a fait naître la subjectivité des commentateurs yougoslaves de son œuvre. La littérature du XIXe siècle s’était habituée à la peinture romantique du combattant monténégrin, comparé par d’aucuns au Spartiate. Ceci explique l’opposition avec laquelle fut accueillie l’image que l’auteur de Pasquala en a donnée. Quant aux positions de Loti pendant la Première guerre balkanique, sa défense de l’occupant turc a suscité une révolte plus grande encore. À cette époque tumultueuse, l’idée de la libération et de l’union des Slaves du Sud était inséparable des notions de patriotisme et de nationalisme. Sa reconnaissance de la légitimité des revendications bulgares au sol de leurs aïeux (dans Turquie agonisante, 1913) ne le justifiait pas complètement aux yeux de ceux-ci. Pourtant, cette reconaissance prouve que ce n’est pas sa haine des alliés, mais son amour d’une Turquie romantique, qui motivait son attitude.
Le Monténégrin Božović constata avec amertume que le romancier français, distant et trop préoccupé par lui-même, ne s’est pas assez efforcé de comprendre l’amour du montagnard pour son sol rocheux et la perspective historique monténégrine : une idée discutable, puisque son attachement à la Turquie – tout en démentant sa constante préoccupation de lui-même – n’a pas empêché sa vision, déjà soulignée, de l’avenir slave. Cette vision est plus qu’une „étincelle“ jaillie de l’esprit d’un illuminé, elle implique une certaine connaissance du passé de ces peuples. Le reproche que Miodrag Ibrovac adressa à Loti est fondé sur une opinion semblable : „Lui paraît ridicule ce qui est en réalité touchant parce qu’il manquait de perspective historique“. Mais le romaniste serbe ajoute qu’„en tant que poète et artiste il avait droit de ne parler que de lui-même, surtout lorsqu’il le fait d’une manière aussi attrayante et touchante“.  
Dans son article qui reprend le titre de l’ouvrage Turquie agonisante (Œuvres, t. XII, Binoza, Zagreb), le Croate Anton Gustav Matoš, lui, trouve que Loti, „turcophile chevaleresque“, renverse les vérités historiques lorsqu’il essai de justifier le bien-fondé de la lutte turque pendant la Première guerre balkanique : „Il est impressionniste, peintre des sensations […]. C’est à cause de cela que ce livre-ci ne peut avoir de valeur que comme témoin des sentiments de son auteur, de ses sympathies à l’égard des Turcs et de l’islam“. Tandis que Matoš tâche de justifier les positions de Loti par sa manière de s’exprimer et de concevoir le monde, Predrag Karalić (Književni Sever, t. IV, Subotica, 1928), tout en critiquant lui aussi le caractère partial de l’attitude de l’écrivain français, considère qu’une telle attitude est „conforme à sa nature passionnelle et exclusive“. Il ajoute également : „Au fond, ce grand poète maladif de tendresse et de séparation cachait, derrière son apparence, parfois affectée et paradoxale, un cœur infiniment chaste et bon, attaché à tout ce qui est juste et équitable… Même les Monténégrins […] acquièrent par place sous sa plume une physionomie épique. C’est une preuve de plus que sa position quasi-ennemie à leur égard était plutôt une pose capricieuse que l’expression de son sentiment réel“.

Et si Matoš fut véhément dans ses oppositions aux attitudes „slaves“ de Loti, le Monténégrin Danilo Lekić, dans un article récent (Bibliografski vjesnik, Cetinje, 1/1983), fera preuve d’une aigreur et d’une rancune difficiles à expliquer. M. Lekić (qui confond le nom et le pseudonyme de l’auteur de Fleurs d’ennui, et qui croit – avec quelques autres commentateurs – qu’il était membre de l’équipage d’un vaisseau britannique) prétend que Pierre Loti est arrivé au Monténégro - „ennemi formé, désireux d’éloigner la petite principauté de la France et de l’Europe !“
Bien qu’exacerbé par ses positions subjectives et ses jugements négatifs sur le Monténégro et les Monténégrins, Simo Matavulj insista (dans sa préface à la traduction serbe de Pêcheur d’Islande, à Belgrade, en 1899), sur la poésie des pages de Loti, dont il compare le physique – détail intéressant – au physique des gens des îles dalmates. Matavulj remarque le penchant de l’écrivain français à revoir les faits et les notions, en voulant peut-être souligner son désir de trouver d’autres valeurs. Il note : „Appliquer adroitement l’inhabituel, l’extrêmement bizarre sur ce qui est tout à fait ordinaire et habituel“. L’homme de lettres serbe fait ainsi allusion au goût de Loti pour transposer la réalité dans l’intension de provoquer de nouveaux effets précieux.
D’autres critiques yougoslaves s’attardent sur l’aspect artistique et littéraire de l’œuvre de l’écrivain rochefortais et expriment généralement l’enchantement qu’ils ressentent à sa lecture. Pour Rudolf Maixner (Savremenik, Zagreb, 1923), Pierre Loti est un enchanteur, et Frano Alfirević (postface à la traduction croate de Pêcheur d’Islande, Zagreb, 1952), parlant de son style, trouve : „De même que Loti n’a imité personne, de même personne n’a réussi à l’imiter“.
Dans son essai Un aspect de l’amour du monde : un écrivain fortuit Viaud-Loti (Izraz, t. III, Sarajevo, 1958), Mme Nada Marinković – autre enthousiaste du style de l’auteur de Ramuntcho – souligne deux moments qui ont conditionné, selon elle, la formation littéraire du romancier français : la réaction au naturalisme en tant qu’extrême de la littérature réaliste, et la conception des symbolistes consistant dans la tendance à réaliser une sincérité et immédiateté totales. Impressionnée par l’ambiance des romans de Loti, par un certain symbolisme „qui libère l’imagination de toutes contraintes“, elle note : „La force gît dans ses personnages qui ne sont plus des portraits mais des caractères, dans les atmosphères et les scènes miraculeusement créées, qui ne ressuscitent pas uniquement à travers les images, avec leurs couleurs et leurs formes, mais aussi avec leurs idées inhérentes, avec ce qui fait leur essence plus ou moins évidente. L’âpre parfum du sel et les exhalaisons humides, détails caractéristiques et vivifiants, introduisent discrètement et intimement le lecteur dans un monde qui, en un instant, par sa souffrance et sa bonté, devient le sien“.
Ibrovac, lui, fait allusion au caractère romantique de la création „lotienne“ lorsqu’il constate, mettant en évidence les idées pessimistes de l’écrivain, „son sentiment intime de la nature et un certain esprit panthéiste que renferment toutes ses œuvres“. „Il conçoit la nature, continue Ibrovac, comme divinité unique, éternelle, qui crée tout et dans laquelle tout s’anéantit. Devant la magnificence inépuisable de la nature il ressent toute son impuissance, tout ce qui est passager en lui, toute la futilité de l’être humain, perdu dans l’infinité de l’espace du temps“.
Mais c’est M. Mihailo B. Pavlović (dans son œuvre en serbe intitulée : Les Thèmes yougoslaves dans la prose française, Belgrade, 1982) qui a offert la revue la plus documentée des relations Pierre Loti – Slaves du Sud, en apportant des jugements méritoires sur les articles précédemment publiés en Yougoslavie. M. Pavlović a également souligné : „Ce qui a contribué à la force avec laquelle Loti a visuellement vécu la pierre du Monténégro et ce qui lui a permis de lui composer un chant en prose, en majorité triste, c’est son sentiment de vide et d’ennui, de même que sa conscience du caractère passager de l’homme, son penchant pour le nihilisme et son obsession de la mort, qui dominaient ses régions intérieures et dont l’écho et l’image étaient les régions extérieures qu’il contemplait. À l’instar de tous les romantiques, Loti transmettait ses états d’âme à la nature qui l’entourait, se livrant à la fois à son influence“.
Les œuvres de Loti reflètent une odyssée concrète, celle de ses randonnées sur les océans, et une odyssée spirituelle, celle de ses douloureuses obsessions face à la fugacité du temps et à la précarité des êtres. Nonobstant quelques-unes de ses illusions, la sincérité pathétique avec laquelle il traduit ses odyssées – remplies de rencontres et de séparations – explique les enthousiasmes de ceux qui l’ont lu sans préjugés. Sa mélancolie, née de sa conscience qu’il devra partir, est à la base de son attachement aux êtres qu’il a connus et aux pays qu’il a visités. C’est cette mélancolie qui l’amena à presque chérir le Monténégro, ennemi de ses amis (mettant ainsi en question le bien-fondé de la supposition émise dans la première phrase de cette préface). Quelques jours seulement après son arrivée dans les bouches de Kotor, il dit avec une note de nostalgie naissante dans sa voix : „Ce pays […] est nouveaux, et je commence à l’aimer comme j’en aimé tant d’autres“.

Risto LAINOVIĆ


[1] C’est par son diminutif que Loti appelle le prince Nicolas. Roi en 1910, Nicolas s’exilera en 1916 de son pays, occupé par les Autrichiens. Mort en 1921 à Antibes, il reposera à San Remo jusqu’en 1989 ; ses restes ont été transférés à Cetinje, pour y être inhumés lors de funérailles nationales.
[2] Voir Alain Quella-Villéger : Pierre Loti l’incompris, Paris, Presses de la Renaissance, 1846, 408 p., chapitre XVIII
[3] Miodrag Ibrovac : Pierre Loti et notre peuple, Nova Evropa, Zagreb, 1928, t. XVII

1 commentaire:

  1. quella-villéger alain16 septembre 2013 à 06:43

    Bonjour, j'ai autrefois publié la préface de Risto Lainovic pour Pierre Loti et je continue de me consacrer à Loti (voir bibliographie sur mon blog en tapant mon nom sur Google). Mais je n'ai plus depuis longtemps de nouvelles de Risto Lainovic. Si vous pouvez lui transmettre mon meilleur souvenir, je vous en remrcie par avance,
    cordialement
    Alain Quella-Villéger
    (a.quella-villeger@wanadoo.fr)

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