jeudi 2 juin 2011

La Négritude


Césaire et Senghor
Le courant littéraire connu sous le nom de gritude a été fondé dans les années trente par le futur président du Sénégal Léopold Sédar Senghor, et le poète martiniquais Aimé Césaire. Parmi les autres poètes qui ont beaucoup contribué au développement de ce courant, il faut citer en premier lieu Léon Damas de Guyane, René Depestre et Birago Diop. La négritude a été inspirée par les inquiétudes de ses fondateurs envers la situation de la communauté noire. Il est bien connu qu’ à cette époque-là, elle n’était pas à un niveau enviable. Pour échapper au racisme, beaucoup de participants de ce courant vivaient en France. C’était dans l’Hexagone que leurs idées avaient commencé à circuler. Ensemble, ils dénoncaient le colonialisme, rejetaient la domination occidentale et défendaient la notion du soi noire. La négritude embrassait toutes les populations noires du monde; son idée conductrice était alors de caractère universel. Même s’il s’agissait d’un courant littéraire, la place de la politique y était d’une grande importance. En effet, Senghor et Césaire ont commencé à trouver leurs voix politiques à travers la littérature. Dans l’histoire du XXème siècle, suite à la décolonisation, chacun a eu un rôle important dans sa région.

Pour ces deux poètes, le terme de négritude couvre l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs. De plus, pour Césaire ce mot désigne le rejet. Le rejet de l’assimilation culturelle; le rejet d’une certaine image du noir paisible, incapable de construire une civilisation; Le culturel prime sur le politique. Il a été le premier à utiliser le mot négritude en 1935 dans la revue des étudiants martiniquais L’Étudiant noir où il a insisté sur son appartenance à la communauté noire. Cette affirmation de la personnalité noire était nécessaire dans la recherche des valeurs appartenant essentiellement aux Noirs ; il fallait rassembler leurs valeurs, puis les dépasser afin de préparer une civilisation unique avec les Blancs. Son concept a été ensuite repris par Senghor dans ses Chants d’ombre (1945). Dans In memoriam, qui est l’un des plus connus poèmes de ce recueil, le poète oppose la civilisation française et africaine. En mentionnant la Sine, ancien royaume du Sénégal, et la Seine, il joue avec la sonorité proche de ces deux mots et les contraste. Cependant, le poète est prêt à descendre dans la rue pour y rejoindre ses frères „blancs“ qui fêtent leurs morts le jour de la Toussaint :

Ô Morts ! défendez les toits de Paris dans la brume dominicale
Les toits qui protègent mes morts.
Que de ma tour dangereusement sûre, je descende dans la rue
Avec mes frères aux yeux bleus
Aux mains dures.

Éthiopiques, recueil poétique publié à Paris en 1956, est considéré comme l’œuvre majeure de Senghor. Il y donne toutes ses forces pour obtenir la réponse à toutes les questions, qu’elles soient esthétiques ou idéologiques. Pour pouvoir comprendre le titre, rappelons qu’un grec aithiops signifie noir. Ce recueil est une véritable épopée noire chantée par le poète qui y personnifie la mythique Éthiopie. Ses vers montrent la vitalité de la tradition africaine et sa volonté de réconcilier le sang blanc et le sang noir, sans oublier l’identité d’origine – réconcilier ne veut pas dire perdre ses racines. La poésie de Senghor est fondée sur l’expression d’un véritable métissage culturel. Si nous sentons en nègre, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle – indique-t-il dans la Postface de ce recueil.

Cahier d’un retour au pays natal est l’un des plus importants poèmes de Césaire, publié pour la première fois en extraits dans la revue parisienne Volonté en 1939. C’est, selon ses propres mots, le premier texte où il a commencé à se reconnaître. Ce long poème combine des vers libres et de la prose. Le poète y imagine son retour au pays natal, la Martinique. Il s’agit assurément d’un retour à soi. L’imaginaire du poète est sensible et c’est lui qui fait la richesse de l’œuvre. À travers les réminiscences d’Une saison en enfer (J’ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes), l’influence de Rimbaud sur le poète est évidente. De plus, il utilise un langage proche de celui des surréalistes dont la poésie a été influencée par le poète aux semelles de vent déjà évoqué. Je n’en crus pas mes yeux : ce qui était dit là, c’était ce qu’il fallait dire, non seulement du mieux mais du plus plus haut qu’on pût le dire ! (…) du plus simple au plus rare, tous les mots passés par sa langue étaient nusécrit André Breton à propos du Cahier. Notons qu’il fut son premier lecteur européen. Le Cahier a assuré à Césaire un très grand prestige en Afrique et en Amérique. La négritude s’y est imposée rapidement comme le thème central des littératures engagées. 

La naissance du concept de négritude a fait simultanément paraître la revue Présence africaine à Paris et à Dakar en 1947. Le mouvement a reçu le soutien de beaucoup d’intellectuels français, notamment de Jean-Paul Sartre. En 1948, il a donné une analyse fameuse de la négritude dans son essai Orphée Noir qui a servi comme introduction à un volume de la poésie francophone intitulé Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, compilé par Senghor la même année. Le texte de Sartre reprend les mots de Senghor ; les mots de Césaire y sont également cités.

En abordant le problème de l’autrui et en employant le langage heideggérien, Sartre tente de définir la négritude. Il l’institue comme source féconde de poésie, s’affirmant ainsi comme un maître-préfacier soucieux de l’émergence et de la reconnaissance des réalités culturelles et littéraires très souvent marginalisées par l’Histoire. (Hervé Tchumkam)  Son texte célèbre, cher à Senghor, est souvent considéré comme la seule réflexion valable d’un homme blanc sur le concept de négritude. 

Jovana SLIJEPČEVIĆ 


ANNEXE : Jean-Paul Sartre, Orphée noir (dans Situation III)

„Ce qui fait, dit Senghor, la négritude d’un poème, c’est moins le thème que le style, la chaleur émotionnelle qui donne vie aux mots, qui transmue la parole en verbe“. On ne saurait mieux nous prévenir que la négritude n’est pas un état, ni un ensemble défini de vices et de vertus, de qualités intellectuelles et morales, mais une certaine attitude affective à l’égard du monde. La psychologie a renoncé depuis le début de ce siècle à ses grandes distinctions scolastiques. Nous ne croyons plus que les faits de l’âme se divisent en volitions ou actions, en connaissances ou perceptions et en sentiments ou passivités aveugles. Nous savons qu’un sentiment est une manière définie de vivre notre rapport au monde qui nous entoure et qu’il enveloppe une certaine compréhension de cet univers. C’est une tension de l’âme, un choix de soi-même et d’autrui, une façon de dépasser les données brutes de l’expérience, bref un projet tout comme l’acte volontaire. La négritude, pour employer le langage heideggérien, c’est l’être-dans-le-monde du Nègre.
Voici d’ailleurs ce que nous en dit Césaire :

Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité
ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte
sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience

La négritude est dépeinte en ces beaux vers comme un acte beaucoup plus que comme une disposition. Mais cet acte est une détermination intérieure : il ne s’agit pas de prendre dans ses mains et de transformer les biens de ce monde, il s’agit d’exister au milieu du monde. La relation avec l’univers reste une appropriation. Mais cette appropriation n’est pas technique. Pour le blanc, posséder c’est transformer. Certes,  l’ouvrier blanc travaille avec des instruments qu’il ne possède pas. Mais du moins ses techniques sont à lui : s’il est vrai que les inventions majeures de l’industrie européenne sont dues à un personnel qui se recrute surtout dans les classes moyennes, du moins le métier du charpentier, du menuisier, du tourneur leur apparaît-il encore comme un véritable patrimoine, quoique l’orientation de la grande production capitaliste tende à les dépouiller aussi de leur „joie au travail“. Mais l’ouvrier noir, ce n’est pas assez de dire qu’il travaille avec des instruments qu’on lui prête ; on lui prête aussi les techniques.
Césaire appelle ses frères noirs :

„Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel…“

Mais cette revendication hautaine de la non-technicité renverse la situation : ce qui pouvait passer pour un manque devient source positive de richesse. Le rapport technique avec la Nature la dévoile comme quantité pure, inertie, extériorité : elle meurt. Par son refus hautain d’être homo faber, le nègre lui rend la vie. Comme si, dans le couple „homme-nature“, la passivité d’un des termes entraînait nécessairement l’activité de l’autre. A vrai dire, la négritude n’est pas une passivité, puisqu’elle „troue la chair du ciel et de la terre“ : c’est une „patience“, et la patience apparaît comme une imitation active de la passivité. L’action du nègre est d’abord action sur soi. Le noir se dresse et s’immobilise comme un charmeur d’oiseaux et les choses viennent se percher sur les branches de cet arbre faux. Il s’agit bien d’une captation du monde, mais magique, par le silence et le repos : en agissant d’abord sur la Nature, le blanc se perd en la perdant ; en agissant d’abord sur soi, le nègre prétend gagner la Nature en se gagnant.

„Ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde…
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde“

On ne pourra se défendre, à cette lecture, de songer à la fameuse distinction qu’a établie Bergson entre l’intelligence et l’intuition. Et justement Césaire nous appelle

„Vainqueurs omniscients et naïfs“

De l’outil, le blanc sait tout. Mais tout griffe la surface des choses, il ignore la durée, la vie. La négritude, au contraire, est une compréhension par sympathie. Le secret du noir c’est que les sources de son existence et les racines de l’Etre sont identiques.

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