samedi 25 février 2012

La publication du premier roman de Georges Perec


Longtemps refusé par les éditeurs, Le Condottière, premier roman de Georges Perec paraîtra le 1er mars prochain aux éditions du Seuil, 30 ans après sa mort.  

Rédigé entre 1957 et 1960, l'histoire tourne autour de Gaspard Winckler, qui depuis des mois, tente de réaliser un faux Condottière, célèbre tableau du Louvre peint en 1475 par Antonello de Messine. Or le faussaire va assassiner son mécène, Anatole Madera.   

En 1960, Perec est encore inconnu, et son manuscrit ne retient pas l'attention des maisons d'édition. Même si l'auteur juge ce polar comme "son premier roman abouti", il aura fallu attendre sa disparition pour le voir publier.  

 Extrait (pages 149-155) :

"Le début a été très facile. Pendant une dizaine de jours, je n'ai fait que des préparatifs, j'ai classé toutes mes fiches, j'ai affiché les reproductions que je m'étais procurées ; j'ai distribué mes pinceaux, j'ai rangé mes pots, mes flacons. Tout cela allait à peu près tout seul ; je crois que j'étais plutôt heureux comme chaque fois que je démarrais une affaire... Après j'ai commencé à poncer le panneau ; c'était une routine, fastidieuse à cause de la patience qu'il fallait avoir et des précautions à prendre. Ça m'a pris une douzaine de jours, parce que j'y allais très très lentement. Mais le panneau s'est retrouvé presque brut. C'était un admirable chêne, très peu abîmé ; j'ai pu commencer presque tout de suite le gesso duro. C'était la première opération difficile. Encore une fois un jeu de patience, l'empilement régulier des couches de plâtre et de colle. Au début janvier, tout était prêt, je pouvais commencer le vrai travail ; j'ai commencé sur de simples feuilles de papier, puis sur des cartons, des toiles d'essai, des panneaux préparés grossièrement. Je passais une partie de la journée à copier des fragments du Condottière ou d'autres portraits d'Antonello et l'autre partie à inventer mes propres détails. Pendant six mois, je n'ai guère fait que cela, sans peindre un seul trait. Toutes les semaines, je ponçais un tout petit peu le panneau et je rajoutais quelques couches pour le tenir dans un état de fraîcheur adéquat... A ce moment-là, c'est devenu très difficile... J'étais en face de mon panneau. Mais pas comme n'importe quel peintre, pas en face de n'importe quelle toile. C'était autre chose que de peindre une meule, ou un paysage de banlieue, ou un soleil couchant... Je devais rendre compte de quelque chose qui existait déjà, je devais créer un autre langage, mais je n'étais pas libre : la grammaire et la syntaxe existaient déjà, mais les mots n'avaient aucun sens ; je n'avais plus le droit de les utiliser. C'était cela qu'il fallait que j'invente, un nouveau vocabulaire, un nouvel ensemble de signes... On devait pouvoir l'identifier au premier (regard), mais il devait quand même être différent... C'est un jeu très difficile...
Au début, on croit, on fait semblant de croire que c'est facile. Qui est Antonello de Messine ? Débuts à l'Ecole sicilienne, influence prépondérante des Flamands, influence accessoire mais sensible de l'Ecole vénitienne. Ça traîne dans tous les manuels. Ça explique une première approche. Mais ensuite ? La sécheresse et la maîtrise. On se dit ça ; on croit avoir tout dit. Mais les signes de cette sécheresse ? Les signes de cette maîtrise ? Ça ne vient pas tout seul. Ça vient mal, lentement, d'une façon bâtarde... On reste devant sa toile ou devant son carton, des heures et des heures. On n'a rien devant soi, sauf cet ensemble de lois qui vous contraignent, que l'on ne peut pas transgresser. Il faut d'abord les comprendre, d'un bout à l'autre, entièrement. Sans commettre la moindre erreur. On s'essaye timidement à faire une esquisse. On la critique. Quelque chose ne tient pas. On croit modifier un détail, mais c'est tout l'ensemble qui tombe, d'un seul coup. Pendant six mois, j'ai joué au chat et à la souris avec mon Condottière. Je lui ai donné des barbes, des moustaches, des cicatrices, des taches de rousseur, des nez camus, des nez aquilins, des nez épatés, des nez bourboniens, des nez grecs, des armures, des broches, des cheveux courts, des cheveux longs, des bonnets, des toques de fourrure, des casques, des lippes, des becs-de-lièvre... Je ne m'y retrouvais jamais. Je regardais le Condottière. Je me disais : voilà, telle contraction des muscles, c'est telle ombre accentuée de telle ou telle manière, un dégradé sur la joue, en arc de cercle, et telle ombre, c'est toute une expression du visage, son émergence, ce qui fait que ceci reste invisible et que cela éclate. Et de cet ensemble d'ombres et de lumières, jaillit toute une musculature, toute une force, dans le visage, une volonté des muscles. C'était cela qu'il fallait que je retrouve sans le copier. C'était cela qui me frappait le plus. Par exemple, je comparais le Condottière au Portrait d'homme qui se trouve à Vienne. C'était exactement le contraire. Le Condottière est un homme d'âge moyen, plutôt jeune - il a entre trente et trente-cinq ans, l'Homme de Vienne n'a certainement pas vingt ans. L'un est décidé, l'autre est veule, le visage mou, les traits affaissés, menton fuyant, des petits yeux, une joue immense et nue, sans muscles, sans vigueur. Par contre la tunique est plus claire, plus nette que le visage, les plis sont visibles, et la broche. Je pouvais me tromper dans cette comparaison, mais c'est ce qui me paraissait le plus évident, ce déplacement des signes. L'Homme de Vienne n'était pas difficile à faire ; ç'aurait pu être n'importe qui. Mais le Condottière, puisque j'avais choisi de le peindre, ce ne pouvait être qu'un visage. Je tournais autour de cette constatation, je ne parvenais pas à en sortir. Au début, l'idée d'affubler mon Condottière d'une cuirasse m'a semblé très alléchante. Ça simplifiait beaucoup de choses ; ça permettait de jouer sur les lumières, le gris de la cuirasse, le gris des yeux, comme chez l'autre, tout le tableau tourne autour du brun : la toque et la tunique, les yeux, les cheveux, le brun-vert du fond, l'ocre clair de la peau. J'aurais eu un Condottière en gris : casque et cuirasse, les yeux, les cheveux assez clairs, la peau très mate, légèrement grise comme celle du jeune homme de Botticelli au Louvre. Seulement, ça n'avait aucun sens. Qu'est-ce qu'un Condottière avait à faire d'une cuirasse, puisqu'il était bien entendu qu'il était à lui seul la force ? Une cuirasse, c'était un signe, trop facile, comme il eût été trop facile de le peindre selon l'idée que les romantiques nous ont donnée d'un Condottière : débraillé et aviné, genre Capitaine Fracasse ou Côme de Médicis. J'ai abandonné ma cuirasse. Je l'ai serré dans une tunique vaguement rouge ; mais elle ressemblait trop à la vraie... J'ai cherché encore... Pendant six mois, chaque jour, dix heures par jour. Puis j'ai cru que j'y étais arrivé. Mon Condottière serait de trois quarts, comme le vrai, comme l'Homme de Vienne, comme l'humaniste de Florence, tête nue, le sol serait légèrement plus apparent, la tunique serait lacée, le lacet ne se détachant pas, et comporterait quelques plis légèrement apparents à la hauteur de l'épaule. Ce costume, décidé après bien des tâtonnements, ne fut accepté qu'après que j'ai été vérifié à la Nationale s'il était possible. Ça pouvait marcher à peu près ; je pouvais prendre tous les détails dans différentes oeuvres ; le col chez l'Homme de Vienne, le laçage de la tunique dans un portrait d'Holbein, la configuration générale de la tête dans un portrait de Memling. Le teint du Condottière me fit perdre à lui seul une quinzaine de jours ; je n'arrivais pas à le cerner ; il fallait qu'il corresponde à la couleur de la tunique, il devait déterminer toutes les autres couleurs ; j'ai fini par choisir un ocre assez terne, une peau très mate, des cheveux noirs, des yeux bruns très sombres, des lèvres épaisses à peine plus sombres, une tunique lie-de-vin, un fond rouge sombre, légèrement plus clair sur la droite. Chaque décision entraînait des esquisses complètes, des hésitations, des arrêts, des retours en arrière, des déterminations héroïques. Je crois que je prenais trop de précautions. Tout était fait. D'avance. Avec une telle précision que je ne pouvais plus me tromper et que la moindre application de mon pinceau sur le panneau deviendrait définitive. C'était bien comme cela qu'il fallait travailler, mais les marges d'erreur, cette fois, avaient complètement disparu. La moindre hésitation et il aurait fallu que je recommence tout, que je ponce entièrement, que je refasse le gesso duro. J'avais peur. C'était quelque chose de très curieux. Je n'avais jamais eu peur de rater un faux. Au contraire, j'avais toujours été persuadé que je le réussirais facilement. Ici, il me fallait des jours entiers pour me décider à choisir telle couleur, tel mouvement, telle ombre.
Le plus difficile, ce fut, évidemment, cette fameuse contraction des muscles. C'était impossible à pasticher, ou bien j'aurais donné un sosie, et ça n'avait aucun sens. J'ai fini par accepter de me guider sur le portrait de Memling : un cou très large et très fort, la minuscule annonce d'un double menton, des yeux très profonds, une ride de chaque côté du nez, une bouche assez épaisse. La force serait dans le cou, dans l'attache de la tête, dans son mouvement, très haute et très droite, dans les lèvres. Sur les esquisses, tout allait bien. Sur les toiles d'essai, avec des gouaches, le résultat était même assez admirable : un mélange très complexe de Memling et d'Antonello, adéquatement corrigé, un regard très pur, des lignes immédiates, sans résistance d'abord, et s'épaississant ensuite, devenant imperméables, durcissant, devenant impitoyables. Sans cruauté et sans faiblesse. Ce que je cherchais. A peu près exactement ce que je voulais...
J'ai encore mis un mois avant d'entreprendre vraiment de peindre."

(sources : L’Express & Le Monde)

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