Ce qui était propre à beaucoup de sociétés préindustrielles traditionnelles africaines, c’était le rite de l’initiation ; d'ailleurs, il se pratique encore dans l'Afrique d’aujourd’hui, surtout dans la région subsaharienne. Il représente le passage des jeunes filles et garçons vers le rang d’adulte. L’initiation est donc une forme particulière de "rite de passage“ qui joue un rôle social majeur ; la participation collective à ce rite était obligatoire pour tous les jeunes.
Le premier roman de Camara Laye, L’Enfant noir, évoque et valorise les rites et les traditions africains. En nous dévoilant de nombreux épisodes de sa vie, l’auteur nous dévoile aussi celui de l’initiation. Camara Laye (ou Kamara Aboulaye) est un écrivain guinéen né en 1928 à Kouroussa et mort en 1980 à Dakar. La société traditionnelle guinéenne, la religion musulmane et l’éducation française se côtoyaient dans sa vie. Dès sa jeunesse, il s’est passionné pour l’étude du français. À Paris, il s'est épanoui comme écrivain et, en 1953, il a publié son célèbre L’Enfant noir.
L’initiation est le thème principal du septième chapitre de ce roman. De dures épreuves qui font passer les jeunes d'une sorte de mort à une vie nouvelle y sont décrites. La première épreuve de l’initiation est le rite de Kondén Diara. Après avoir participé à une fête communautaire le soir de la veille de Ramadan, ils subissent la cérémonie des lions dans un lieu sacré de la brousse. Le monologue intérieur de l’auteur est bouleversant et nous fait découvrir les vraies émotions du héros au moment du rite. L’affrontement contre Kondén Diara, monstre mi-lion, mi-homme doit permettre aux jeunes de surmonter leur peur et les préparer à la cérémonie de la circoncision. L’auteur n’essaie pas de cacher cette peur omniprésente de l'inconnu ; bien au contraire, il l’avoue. Les descriptions de l’auteur créent une atmosphère tendue où le surnaturel baigne. En effet, celui-ci hante tout L’Enfant noir - donnons en exemple les visites du serpent totem, ou les pouvoirs de la mère de l’auteur. Après le rite de Kondén Diara, l’initiation des jeunes continue à se dérouler selon un rituel bien déterminé - devant le feu, où leurs ainés leur enseignent les chants des incirconcis. C’est à l’aube que l’instruction finit.
Comme le démontre Camara Laye, l’initiation a une valeur symbolique. Etre initié, c’est, en quelque sorte, s’inscrire dans une identité. (Lamine Ndiaye) La mort est loin d’être un synonyme de fin en Afrique noire. Ainsi son image tragique est-elle minimisée. Selon l’expression de Jean Piaget, le rite initiatique procède d’une „échopraxie“, c’est-à-dire d’une imitation. En simulant la mort, les rites d’initiation permettent, dans le même temps, d’asseoir – du moins symboliquement – la réalité socioculturellement acceptable de la mort définitivement vaincue par la vie. (Ibid.) L’initiation cesse ainsi d’être seulement un ensemble d’usages rituels. C’est la croyance fondamentale que la collectivité met en scène et qui se confronte à une morte humaine inévitable.
Dans la littérature négro-africaine, le mythe d’initiation est souvent évoqué ; outre Camara Laye, nous retrouvons le plus beau traitement de ce mythe dans L’Aventure ambiguë (1961), roman du sénégalais Cheikh Hamidou Kane, dans L’Étrange Destin de Wangrin (1973) de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ ou bien dans L’Initié (1979), roman écrit par le béninois Olympe Bhêly-Quenum.
Jovana Slijepčević
ANNEXE – Extrait de L’Enfant noir décrivant l’initiation
Nous nous sommes rangés sous le fromager. Le sol, à nos pieds, avait été débarrassé des roseaux et des hautes herbes.
— Agenouillez-vous! crient tout à coup nos aînés.
Nous plions aussitôt les genoux.
— Têtes basses !
Nous courbons la tête.
— Plus basses que cela !
Nous courbons la tête jusqu'au sol, comme pour la prière.
— Maintenant, cachez-vous les yeux !
Nous ne nous le faisons point répéter ; nous fermons les yeux, nous nouons étroitement les mains sur nos yeux: ne mourrions-nous pas de peur, d'horreur, s'il nous arrivait de voir, simplement d'entrevoir Kondén Diara! Au surplus, nos aînés traversent nos rangs, passent devant et derrière nous pour s'assurer que nous avons fidèlement obéi. Malheur à l'audacieux qui enfreindrait la défense! Il serait cruellement fouetté ; d'autant plus cruellement qu'il le serait sans espoir de revanche, car il ne trouverait personne pour accueillir sa plainte, personne pour aller contre la coutume. Mais qui se risquerait à faire l'audacieux en pareille occurrence !
Et maintenant que nous sommes agenouillés, la tête contre terre et les mains nouées sur les yeux, éclate brusquement le rugissement de Kondén Diara !
Ce cri rauque, nous l'attendions, nous n'attendions que lui, mais il nous surprend, il nous perce comme si nous ne l'attendions pas; et nos cœurs se glacent. Et puis ce n'est pas un lion seulement, ce n'est pas Kondén Diara seulement qui rugit : c est dix, c'est vingt, c'est trente lions peut-être qui, à sa suite, lancent leur terrible cri et cernent la clairière ; dix ou trente lions dont quelques mètres à peine nous séparent, et que le grand feu de bois ne tiendra peut-être pas toujours à distance ; des lions de toutes tailles et de tous âges — nous le percevons à leurs rugissements — , de très vieux lions et jusque des lionceaux. Non, personne parmi nous ne songerait à risquer un œil; personne! Personne n'oserait lever la tête du sol : chacun enfouirait plutôt sa tête dans le sol, la cacherait et se cacherait plutôt entièrement dans le sol. Et je me courbe, nous nous courbons davantage, nous plions plus fortement les genoux, nous effaçons le dos tant que nous pouvons, je me fais tout petit, nous nous faisons le plus petit que nous pouvons.
« Tu ne dois pas avoir peur! me dis-je. Tu dois mater ta peur! Ton père t'a dit de surmonter ta peur! » Mais comment pourrais-je ne pas avoir peur? En ville même, à distance de la clairière, femmes et enfants tremblent et se terrent au fond des cases ; ils écoutent Kondén Diara grogner, et beaucoup se bouchent les oreilles pour ne pas l'entendre grogner; les moins peureux se lèvent — il faut un certain courage à présent pour quitter son lit, vont vérifier une fois de plus la porte de leur case, vont s'assurer une fois de plus qu'elle est demeurée étroitement assujettie, et n'en restent pas moins désemparés. Comment résisterais-je à la peur, moi qui suis à portée du terrible monstre? S'il lui plaisait, d'un seul bond, Kondén Diara franchirait le feu de bois et me planterait ses griffes dans le dos !
Pas une seconde je ne mets en doute la présence du monstre. Qui pourrait rassembler, certaines nuits, une troupe aussi nombreuse, mener pareil sabbat, sinon Kondén Diara? « Lui seul, me dis-je, lui seul peut ainsi commander aux lions … Eloigne-toi, Kondén Diara! Eloigne-toi! retourne dans la brousse! … » Mais Kondén Diara continue son sabbat, et parfois il me semble qu'il rugit au-dessus de ma tête même, à mes oreilles même. « Eloigne- toi, je te prie, Kondén Diara ! … »
Qu'avait dit mon père? « Kondén Diara rugit; il se contente de rugir; il ne t'emportera pas … » Oui, cela ou à peu près. Mais est-ce vrai, bien vrai? Le bruit court aussi que Kondén Diara parfois tombe, toutes griffes dehors, sur l'un ou l'autre, l'emporte loin, très loin au profond de la brousse; et puis, des jours, et des jours plus tard, des mois ou des années plus tard, au hasard d'une randonnée, on tombe sur des ossements blanchis. Est-ce qu'on ne meurt pas aussi de peur? … Ah! comme je voudrais que cessent ces rugissements! comme je voudrais … Comme je voudrais être loin de cette clairière, être dans notre concession, dans le calme de notre concession, dans la chaude sécurité de la case! … Est-ce que ces rugissements ne vont pas bientôt cesser? … « Va-t'en, Kondén Diara ! Va-t'en ! … Cesse de rugir!» Ah! ces rugissements ! … Il me semble que je ne vais plus pouvoir les supporter …
Et voici que brusquement ils cessent! Ils cessent comme ils ont commencé. C'est si brusque à vrai dire, que j'hésite à me réjouir. Est-ce fini? Vraiment fini? … N'est-ce qu'une interruption momentanée ? ... Non, je n'ose pas me réjouir encore. Et puis soudain la voix de nos aînés retentit:
— Debout !
Un soupir s'échappe de ma poitrine. C'est fini! Cette fois, c'est bien fini! Nous nous regardons; je regarde Kouyaté, les autres. Si la clarté est meilleure … Mais il suffit de la lueur du foyer de grosses gouttes de sueur perlent encore sur nos fronts; pourtant la nuit est fraîche … Oui, nous avons eu peur! nous n'aurions pas pu dissimuler notre peur.
Un nouvel ordre a retenti, et nous nous sommes assis devant le feu. Nos aînés, à présent, entreprennent notre initiation; tout le reste de la nuit, ils vont nous enseigner les chants des incirconcis ; et nous ne bougeons plus, nous reprenons les paroles après eux, l'air après eux ; nous sommes là comme si nous étions à l'école, attentifs, pleinement attentifs et dociles.
A l'aube, notre instruction a pris fin.
— Agenouillez-vous! crient tout à coup nos aînés.
Nous plions aussitôt les genoux.
— Têtes basses !
Nous courbons la tête.
— Plus basses que cela !
Nous courbons la tête jusqu'au sol, comme pour la prière.
— Maintenant, cachez-vous les yeux !
Nous ne nous le faisons point répéter ; nous fermons les yeux, nous nouons étroitement les mains sur nos yeux: ne mourrions-nous pas de peur, d'horreur, s'il nous arrivait de voir, simplement d'entrevoir Kondén Diara! Au surplus, nos aînés traversent nos rangs, passent devant et derrière nous pour s'assurer que nous avons fidèlement obéi. Malheur à l'audacieux qui enfreindrait la défense! Il serait cruellement fouetté ; d'autant plus cruellement qu'il le serait sans espoir de revanche, car il ne trouverait personne pour accueillir sa plainte, personne pour aller contre la coutume. Mais qui se risquerait à faire l'audacieux en pareille occurrence !
Et maintenant que nous sommes agenouillés, la tête contre terre et les mains nouées sur les yeux, éclate brusquement le rugissement de Kondén Diara !
Ce cri rauque, nous l'attendions, nous n'attendions que lui, mais il nous surprend, il nous perce comme si nous ne l'attendions pas; et nos cœurs se glacent. Et puis ce n'est pas un lion seulement, ce n'est pas Kondén Diara seulement qui rugit : c est dix, c'est vingt, c'est trente lions peut-être qui, à sa suite, lancent leur terrible cri et cernent la clairière ; dix ou trente lions dont quelques mètres à peine nous séparent, et que le grand feu de bois ne tiendra peut-être pas toujours à distance ; des lions de toutes tailles et de tous âges — nous le percevons à leurs rugissements — , de très vieux lions et jusque des lionceaux. Non, personne parmi nous ne songerait à risquer un œil; personne! Personne n'oserait lever la tête du sol : chacun enfouirait plutôt sa tête dans le sol, la cacherait et se cacherait plutôt entièrement dans le sol. Et je me courbe, nous nous courbons davantage, nous plions plus fortement les genoux, nous effaçons le dos tant que nous pouvons, je me fais tout petit, nous nous faisons le plus petit que nous pouvons.
« Tu ne dois pas avoir peur! me dis-je. Tu dois mater ta peur! Ton père t'a dit de surmonter ta peur! » Mais comment pourrais-je ne pas avoir peur? En ville même, à distance de la clairière, femmes et enfants tremblent et se terrent au fond des cases ; ils écoutent Kondén Diara grogner, et beaucoup se bouchent les oreilles pour ne pas l'entendre grogner; les moins peureux se lèvent — il faut un certain courage à présent pour quitter son lit, vont vérifier une fois de plus la porte de leur case, vont s'assurer une fois de plus qu'elle est demeurée étroitement assujettie, et n'en restent pas moins désemparés. Comment résisterais-je à la peur, moi qui suis à portée du terrible monstre? S'il lui plaisait, d'un seul bond, Kondén Diara franchirait le feu de bois et me planterait ses griffes dans le dos !
Pas une seconde je ne mets en doute la présence du monstre. Qui pourrait rassembler, certaines nuits, une troupe aussi nombreuse, mener pareil sabbat, sinon Kondén Diara? « Lui seul, me dis-je, lui seul peut ainsi commander aux lions … Eloigne-toi, Kondén Diara! Eloigne-toi! retourne dans la brousse! … » Mais Kondén Diara continue son sabbat, et parfois il me semble qu'il rugit au-dessus de ma tête même, à mes oreilles même. « Eloigne- toi, je te prie, Kondén Diara ! … »
Qu'avait dit mon père? « Kondén Diara rugit; il se contente de rugir; il ne t'emportera pas … » Oui, cela ou à peu près. Mais est-ce vrai, bien vrai? Le bruit court aussi que Kondén Diara parfois tombe, toutes griffes dehors, sur l'un ou l'autre, l'emporte loin, très loin au profond de la brousse; et puis, des jours, et des jours plus tard, des mois ou des années plus tard, au hasard d'une randonnée, on tombe sur des ossements blanchis. Est-ce qu'on ne meurt pas aussi de peur? … Ah! comme je voudrais que cessent ces rugissements! comme je voudrais … Comme je voudrais être loin de cette clairière, être dans notre concession, dans le calme de notre concession, dans la chaude sécurité de la case! … Est-ce que ces rugissements ne vont pas bientôt cesser? … « Va-t'en, Kondén Diara ! Va-t'en ! … Cesse de rugir!» Ah! ces rugissements ! … Il me semble que je ne vais plus pouvoir les supporter …
Et voici que brusquement ils cessent! Ils cessent comme ils ont commencé. C'est si brusque à vrai dire, que j'hésite à me réjouir. Est-ce fini? Vraiment fini? … N'est-ce qu'une interruption momentanée ? ... Non, je n'ose pas me réjouir encore. Et puis soudain la voix de nos aînés retentit:
— Debout !
Un soupir s'échappe de ma poitrine. C'est fini! Cette fois, c'est bien fini! Nous nous regardons; je regarde Kouyaté, les autres. Si la clarté est meilleure … Mais il suffit de la lueur du foyer de grosses gouttes de sueur perlent encore sur nos fronts; pourtant la nuit est fraîche … Oui, nous avons eu peur! nous n'aurions pas pu dissimuler notre peur.
Un nouvel ordre a retenti, et nous nous sommes assis devant le feu. Nos aînés, à présent, entreprennent notre initiation; tout le reste de la nuit, ils vont nous enseigner les chants des incirconcis ; et nous ne bougeons plus, nous reprenons les paroles après eux, l'air après eux ; nous sommes là comme si nous étions à l'école, attentifs, pleinement attentifs et dociles.
A l'aube, notre instruction a pris fin.
Vraiment camara laye m'a toujours inspiré
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