(Le travail de recherche ci-dessous fut publié à: Zbornik radova katedre za anglistiku, Filozofski fakultet Univerziteta u Nišu, Niš, 1983, sveska III, str. 83-92)
Il y a dans Jérusalem une scène qui caractérise le sentiment essentiel qu’éprouve Pierre Loti face au divin et à l’absolu: „Contre l’olivier, mon front lassé s’appuie et se frappe. J’attends je ne sais quoi d’indéfini que je n’espère pas, - et rien ne vient à moi, et je reste le cœur fermé, sans même un instant de détente un peu douce“[1].
Ces phrases sont motivées, chez l’écrivain, par la douleur de sa foi perdue, le vide que l’événement a laissé dans son cœur, la nostalgie de cette foi, le peu de crédit qu’il conférait à la possibilité de redevenir croyant et la lassitude de sa recherche du Christ.
Il n’a effectivement cru que durant son enfance, au temps où l’absence de libre arbitre ne laissait naître en lui aucun doute, était d’innocence intellectuelle comparable à celle de ses amis les simples, qu’il enviait à cause de cela même. Son imagination se rassasiait des merveilles que relatait la Bible, sa lecture préférée à l’époque. Il dira plus tard : „J’étais fasciné par toute cette poésie de rêve et de terreur“[2], ce qui signifie que même alors sa croyance n’était pas la simple imitation du comportement des adultes qui l’entouraient ; elle était, sinon conditionnée, du moins intensifiée par son attirance pour le bizarre et par son goût de l’artistique. L’être passionné qu’il fut, la religion l’eût peut-être porté à des actes romanesques et sublimes. Enfant, il désirait devenir pasteur[3] ; adulte, il déclarait qu’il chercherait joyeusement „la mort des missionnaires, aux avant-gardes du christianisme“, s’il avait la foi[4].
C’est à l’occasion de sa première communion à Paris qu’il conçut sa première incertitude. Plus tard, il la commentera ainsi : „Cette incertitude (…) est suffisante pour me tourmenter“[5]. Ses doutes ne sont pas nés d’un désir vaniteux de connaître la justification d’un tel cérémonial, mais par besoin invincible d’avoir des preuves complémentaires et convaincantes sur la réalité de la survie selon la conception chrétienne. Fatal besoin, c’est lui qui a stimulé son raisonnement, réveillé ses soupçons et l’a entraîné à l’athéisme.
Son athéisme était, indubitablement, le sentiment le plus spontané de son être. Loti est devenu athée sans le vouloir et a considéré cette prise de position intellectuelle comme un des événements les plus tristes de sa vie. Dans cette lumière, le cynisme de Fleurs d’Ennui et les blasphèmes d’Aziyadé ne sont pas uniquement, comme nous le verrons ultérieurement, l’expression, la boutade d’un esprit byronien, mais aussi l’exécration la plus sincère de son malheur d’avoir, d’une manière si funeste, ouvert les yeux face à la réalité de sa destinée humaine et d’avoir été gagné, une fois pour toutes, par les idées matérialistes. Le terme de „boutade“ est impropre ; il implique l’idée d’une attitude plus ou moins enfantine à l’égard d’une religion communément acceptée et, par là, à l’égard de la société elle-même. Le terme d’„exécration“ que nous proposons suggère le refus de Loti de se contenter de son sort d’être limité, ce qui est conforme, à la longue, à notre conception d’un individu égotiste et solitaire.
Citons une déclaration de cette espèce et mentionnons quelques échos :
„Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale“ (s’exclame Loti dans Aziyadé), „rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissance possible, en attendant l’épouvantable finale qui est la mort“.[6]
A.Praviel se demande à propos de cette phrase : „Déclaration froidement rédigée ou simple fanfaronnade ?“[7] R. Doumic est plus explicite et moins virulent : „Y a-t-il dans l’expression de ces principes quelque outrance, un peu de forfanterie et de bravade ? Cela est possible. Il semble bien néanmoins que ce soit ici le fond même de la pensée de Loti (…). Il ne croit à rien, en dehors des réalités présentes“.[8] Alors que L. Belmont n’y voit „qu’une boutade rancuneuse d’éphèbe aigri par la vie, et en train de byroniser sur le néant de l’amitié et de l’amour et de la vanité des dogmes“[9], P. Souday prend la position d’un pasteur indulgent : „Mais qui ne serait ému par l’angoisse de ce cœur resté intensément religieux et chrétien après avoir perdu la foi“.[10] N. Serban, lui, essaie de justifier les paroles du jeune écrivain en disant que son insensibilité n’est qu’apparente : „Son cynisme n’existe que dans son imagination (…). Néanmoins, le fatalisme des Turcs, la vie beaucoup moins agitée des populations de l’Islam furent sûrement pour quelque chose dans le nihilisme romantique du jeune officier“.[11] V. Giraud, enfin, trouve que „les doctrines ambiantes ont soufflé sur ses convictions religieuses, et de ces doctrines il n’a su retenir que le côté purement négatif“.[12]
Tout cela est évidemment plus ou moins exact, mais il faut souligner l’aspect romantique de cette déclaration. Loti était âgé de vingt-sept ans quand il l’a faite, et venait juste de subir un choc émotionnel, causé par son chagrin d’amour éprouvé au Sénégal. Conséquence d’un désenchantement tragique, ces paroles sont un cri au secours du fond de son être désolé par la vie et privé d’un soutien spirituel. Athée sans impiété, en reniant Dieu il ne s’insurge pas contre lui ; il exprime plutôt le regret de ne pas le connaître. Ses paroles cachent une humilité profonde vis-à-vis de ce Dieu inconnaissable, lui-même considérant comme béatitude la croyance en lui. Sa position est loin d’être comparable à celle des révoltés sataniques mais nobles de Milton, de Byron, de Lermontov ou de Hugo. C’est le mécontentement de son propre sort qu’il traduit à travers les mots d’une insurrection apparente contre Dieu. Son comportement est juvénile et romantique, mais uniquement en tant qu’expression de son intransigeance avec la nature incomplète de sa destinée. Il ne s’occupe que de lui-même. Sa position envers la société offre des analogies avec la position qu’il maintient envers Dieu. Il ne croit pas en celui-ci et ne se soucie pas du sort de celle-là. C’est pour cette raison qu’il est autant déplacé de parler de sa révolte contre Dieu que contre la société. En bref, égotiste, mais désireux de l’amour et blessé par l’insensibilité d’une femme, il „jure“ tout en ayant envie de pleurer et d’appeler au secours. Les sentiments d’amour qu’il éprouvera pour la Circassienne Aziyadé aussitôt après en sont la meilleure preuve.
Lorsqu’il note : „Tout est faux/ dans la religion/, mais l’autre l’est encore bien davantage, et notoirement plus absurde“[13], ce n’est pas un nihilisme qu’il professe, mais, au contraire, le terme affirmatif d’une alternative à son athéisme. Comme s’il voulait dire : „Ne pouvant pas être sûr de rien, j’ai raison de tout admettre et d’espérer la réalisation de mes rêves les plus fantastiques concernant l’au-delà“. Mais, comme nous le verrons plus tard, les désirs de Loti ne coïncident pas avec sa capacité d’admission effective de la foi chrétienne, comme d’ailleurs de n’importe quelle autre foi. Son nihilisme apparent exprime la disproportion entre ce à quoi il aspire et ce qui s’impose à son esprit de raisonneur involontaire. Autrement dit, il cherche la foi et finit par constater le bien-fondé de l’athéisme. La phrase citée traduit donc non pas sa tendance à nier le fondement des belles promesses sur une vie éternelle quelconque mais, au contraire, son leurre volontaire concernant les possibilités multiples de la réalité d’une telle vie. De cette analyse il résulte, d’abord, que Loti n’est pas un nihiliste que d’une façon verbale, et, ensuite, qu’il n’est même pas un pessimiste aussi noir qu’on le croyait d’habitude ; l’existence des illusions et des idéaux est incompatible avec un tel pessimisme. Par contre, Loti est, dans un certain sens, optimiste, non pas, certes, parce qu’il croirait, à l’instar de Leibniz, que c’est „le meilleur des mondes possibles“, mais parce qu’il aspire de tout son cœur à la réalisation de ses rêves. Ses lamentations mêmes ne sont pas conditionnées par sa conception de l’état actuel des choses mais par le regret d’une béatitude fictive de l’âme humaine, autrement dit par la nostalgie d’un paradis, terrestre ou céleste, qu’il recherchera toute sa vie à travers ses odyssées concrètes et spirituelles.
C’est à cause de tout cela que le jugement de Marcel Coulon sur la phrase prétendument nihiliste de Loti ne nous paraît pas conforme à la réalité : „Cette phrase injuste et absurde, tous ses livres en sont d’éloquentes interprétations“[14].
Elle n’est ni absurde ni injuste. Par son intermédiaire, l’écrivain ne nie essentiellement rien parce qu’il n’admet rien. Par contre, il désire tout admettre quant au fondement de la foi, ou avoir du moins un espoir trompeur au sujet de la survie, mais, - et c’est cela qui rend à jamais irréalisables ses aspirations – un espoir corroboré par des preuves. Il ne s’agit là d’une progression de sa pensée philosophique, pour autant que les idées illusoires puissent être qualifiées de philosophie.
Quoi qu’il en soit, il est évident que ces idées sont optimistes si elles sont comparées aux noires pensées d’un désolé, tel que le fit Pierre Loti.
Telles sont ses aspirations métaphysiques, favorables uniquement en tant que génératrices d’un oubli éphémère de ses maux. Elles marquent l’opposition à ce caractère positif et rationnel qu’offre souvent, et sans doute malgré lui, la lecture de ses livres. Loti, amateur des voyages, du „grand air du dehors“ et la vie saine et proche de la nature, peint à travers son œuvre des valeurs effectives de l’existence humaine. Par leur optimisme spontané – quoique parfois involontaire – ces valeurs sont diamétralement opposées à celles que Coulon tenait à lui imputer : un éloge prétendu du nihilisme et de l’absurdité. D’ailleurs, l’écrivain ne paraît pas – du moins dans la première partie de sa création littéraire – avoir visé à écrire des livres didactiques. Ceux-ci le devenaient cependant, au fur et à mesure qu’il tirait des conclusions de ses quêtes et de ses déplacements. C’est un sens de l’existence humaine ici-bas que Loti a trouvé pendant ses randonnées sur la planète. L’expérience acquise pendant ses voyages a fini par lui faire comprendre que le sens de la vie ne peut pas exister en dehors de la vie elle-même et qu’elle est l’unique réalité indubitable, conscience à la foi triste et consolante, triste parce qu’elle demande le sacrifice de l’espoir en une survie, et consolante parce qu’elle supprime l’angoisse du néant. Ces positions de l’écrivain face à la vie humaine sont réalistes. Elles ne sont pas mises en évidence à travers les déclarations de Loti (ses vaines lamentations romantiques trahissent ses exigences toujours plus grandes face à la réalité), mais à travers ses actions telles sa frénésie de vivre, son refus de se suicider et son engagement politique, social et militaire au déclin de sa vie.
Loti, donc, recherche Dieu mais ne pense pas à l’ascétisme ni au renoncement à la vie. Son retrait éphémère dans le monastère des Trappistes[15] a été motivé par sa curiosité artistique et métaphysique de tout éprouver et de tout vérifier, et non pas, certes, par un désir éventuel de se faire moine. Il ne fait que noter ses impressions et contempler ses réactions dans ce milieu nouveau. Cette entreprise n’est donc que la recherche d’un oubli et d’une aventure, et la crainte des siens qu’il puisse embrasser une nouvelle religion et se retirer du monde était vaine. Il y a de l’exhibitionnisme dans cette entreprise, semblable à celui de son exploit au cirque, lorsque ce jeune officier a vécu un éclatant succès.[16]
Mais revenons aux „blasphèmes“ d’Aziyadé :
Le jeune Loti qui les a prononcés était déçu par la vie et par le comportement d’une femme à son égard ; c’est sa traîtrise qu’il dénonce et non pas celle de Dieu. Son athéisme est trop ancré dans son cœur pour qu’il puisse considérer une divinité comme agent de ses maux. Pour s’insurger contre elle, il faut préalablement admettre son existence. Plus qu’aux grands révoltés littéraires, le héros d’Aziyadé ressemble à un Werther, désenchanté dans son amour et écœuré par la vie. Leur ressemblance s’arrête là, car la tentation de Loti pour le suicide n’a pu être mise en œuvre que d’une manière fictive.[17]
D’ailleurs, une dizaine d’années plus tard, à l’époque où il recherchait les traces de son amante circassienne, „fantôme d’Orient“, il paraît s’être repenti d’avoir jamais écrit cette phrase éclatante dans son œuvre de débutant : „Des enfantillages d’abord qui me font sourire. Et puis ça et là, des bravades, des blasphèmes“.[18] En se culpabilisant, il se disculpait, et c’est avec cette constatation que nous pourrions mettre un point à l’affaire. Du reste, rien d’exceptionnel dans son sourire ironique : d’autres encore, tels Byron, Goethe, Pouchkine et Musset, ont pris, à mesure qu’ils avançaient en âge, une position semblable face à leurs idées de jeunesse.
Lorsque Loti raisonne, son doute au sujet de la survie paraît fondé ; lorsque, au contraire, il se laisse entraîner par ses sentiments, c’est un espoir vague qui le gagne. L’opinion de C. Farrère que Loti „ne croit pas mais qu’il admet encore“[19] semble, dans cet éclairage, discutable. „Admettre“ implique l’idée d’une prise de position faite à la suite d’une réflexion préalable. Chez l’écrivain rochefortais un tel procédé aboutirait plutôt au scepticisme qu’à l’acquiescement. A notre avis, il ne croit ni n’admet, mais a, tout au plus, confiance en la faculté qu’a la foi d’éveiller ses illusions comme chez tant d’autres. Quant à l’acquiescement, il n’existe pas ; il est, en dépit de tout, trop affirmatif face à la foi pour qu’il puisse faire partie de la philosophie d’un athée. Il n’y a pas chez Loti, soulignons-le, que le doute, en tant que notion négative de sa „foi“, et l’espoir, en tant que sentiment positif de sa „religiosité“. L’espoir est ici, d’autre part, le synonyme de l’illusion à laquelle recourt Loti dans ses heures les plus noires. Dans sa thèse L’Attitude religieuse de Pierre Loti, M. –J. Hublard insiste sur l’importance de l’illusion chez l’auteur de Pêcheur d’Islande : „Le nihilisme de Loti lui fait voir partout le vide, partout le leurre et la tromperie ; mais l’homme ne peut pas vivre sans illusion, qui tient lieu de tout. L’illusion cache le vide, c’est pourquoi il faut l’aimer. La religion elle-même, quelle qu’elle soit, n’est qu’illusion ; mais une illusion douce et bienfaisante qu’il faut provoquer“.[20]
En revanche, il y a dans une telle succession d’espérances trompeuses une aventure spirituelle qui n’est pas sans avoir quelque attrait pour l’être passionné que fut cet officier de marine française. C’est pour cette raison que son désespoir ne se révèle tout de même pas aussi noir qu’il paraît au premier abord. Le fait qu’il ne cesse de se déplacer et de chercher quelque chose d’indéfini donne à penser que l’espoir ne l’abandonne jamais. C’est la joie de se sentir capable d’une quête constante et inlassable qui lui procure quelque satisfaction, et non pas le goût de l’échec, comme le laisse pressentir l’opinion suivante d’A. Praviel : „C’est avec un cri désolé qu’il quitte la Terre sainte, le cri de l’éternel errant qui n’a jamais cherché le port avec ténacité, et qui peut-être, au fond de lui-même, juge beaucoup plus beau de l’avoir toujours désiré sans jamais le découvrir“.[21]
Un homme désolé au sens propre du mot ne bouge pas, il attend qu’arrive ce qui est écrit ; un masochiste ne crie pas à la souffrance, content, il se tait en jouant de ses peines en silence ; un athée aimant son athéisme ne fait pas de pèlerinages, et, ne se donnant pas la peine de quêtes illusoires, prend plaisir à nier toute idée de Dieu.
Loti, lui, n’est donc ni le désolé sans désir de retrouver le bonheur, ni l’être aimant sa douleur d’une manière morbide, ni l’athée satisfait de l’être. Il ne cesse de poursuivre ses odyssées, non parce qu’il souhaiterait vivre les échecs, mais parce qu’il n’ignore pas que la recherche elle-même a des attraits particuliers, parfois plus réels que ceux de la trouvaille, et lui ne néglige rien de ce qui pourrait remplir sa vie d’homme en proie à l’ennui, au spleen et aux maux de toutes espèces. En bref, mieux vaut n’importe quelle joie qu’aucune.
Au Saint-Sépulcre, à la veille de son départ de Palestine, il note, recueilli, dans l’atmosphère de mystère et de foi et enchanté par ce qu’il appréciera plus tard comme „l’admirable simplicité du christianisme“[22] : „Et, peu à peu, voici que je me sens pénétré, moi aussi, par l’impression doucement trompeuse d’une prière entendue et exaucée… Je les croyais finis, pourtant, ces mirages !...“[23]
Il finira par pleurer dans cette église au milieu des humbles croyants qui „appellent de toute leur âme“[24] Ses larmes à la veille de son départ de Jérusalem et après sa conviction involontaire de l’inutilité de son pèlerinage marquent un apaisement, celui qui a apporté la constatation de sa capacité d’être touché par cette religiosité naïve. Il exècre son raffinement et son scepticisme qui l’empêchent de croire sans douter. En fondant en larmes, c’est sa foi perdue qu’il pleurait, son sentiment éphémère de recueillement qu’il glorifiait, la joie de son humilité pathétique qu’il exprimait. Aussi, s’enorgueillissait-il de l’impression passagère d’être lui aussi un pénitent à l’exemple des pauvres qu’il croise en Terre sainte : „Ils sont mes égaux d’ailleurs, et je n’ai rien de plus qu’eux“. [25]
Il eût été néanmoins étonnant qu’il ne reconnût dans cet apaisement qu’un court intermède, bénéfique tant qu’il durait, et qu’il ne terminât son ouvrage avec une reconnaissance pathétique et une résignation douloureuse, tout à la fois : „Et d’ailleurs, je bénis même cet instant court où j’ai presque reconquis en Lui l’espérance ineffable et profonde, - en attendant que le néant me réapparaisse, plus noir, demain“.[26]
Il y a dans cet effort sincère pour imiter les modestes croyants quelque chose qui poussa Faust à une expérience funeste. Mais tandis que le scepticisme du héros de Goethe était le produit du raisonnement, celui de Loti était le résultat de la confrontation entre la réflexion et le sentiment. Cela explique le débordement émotif des écrits „religieux“ de l’écrivain français. Sachant que le raisonnement dissipe ses chances de jamais retrouver sa foi, il recourt aux passions qui lui promettent l’appréhension d’un leurre éphémère. Ses ambitions ne pouvaient pas aller au-delà d’un tel leurre. Il le savait, avec regret. En même temps il admirait la capacité des simples à s’illusionner. Mais, dans cette admiration, une fois de plus apparaissait son goût du passé ; il estimait, dans leur foi, quelque chose d’ancestral qui en était inséparable. „Sans foi et sans prière, comme l’étranger qui avait séduit Franchita /héroïne du roman Ramuntcho/, il conservait le respect des croyances qu’il avait perdues“[27], souligne Louis Barthou. Et Ph. Gille renchérit sur son opinion en disant : „Il y a effectivement plus de bonne foi que de foi dans ce livre charmant /Jérusalem/“.[28] Cette idée elle-même est confirmée par le conseil que Loti adressera plus tard à sa nièce : „Et puis, ayant le bonheur d’avoir une foi, tâche de conserver celle de ton enfance et défie-toi des idées larges“.[29]
Ses livres professant ouvertement l’avantage des illusions religieuses. Dans Aziyadé, sa sœur déclare : „Oh ! mensonge mille fois béni, que celui qui me fait vivre et me fera mourir, sans regrets, et sans frayeur !“[30] Dans son Journal intime Pierre Loti note : „Je ne sonnais rien de si délicieux que l’illusion chrétienne“[31] ; et dans L’Inde (sans les Anglais )il s’exclame : „Oh ! la douce paix mensongère des églises chrétiennes ouvertes à tous, bienfaisantes encore à ceux-là mêmes qui ne croient plus !...“[32]
La raison ne fait pas admettre à l’écrivain l’existence de Dieu mais l’utilité de l’illusion religieuse. C’est pour cela que l’idée suivante d’Ekström s’approche à la conception que celui-là a eue du divin : „Si la raison de Loti s’est insurgé contre tout dogme d’organisation religieuse, son cœur n’a jamais abandonné la quête de Dieu“.[33] Cette phrase fait allusion au pourquoi de la perte de la foi chez Loti et à la façon par l’intermédiaire de laquelle il „conçoit“ Dieu. La seule manière possible par laquelle Loti atteint de temps à autre son recueillement religieux, c’est „l’admission“ par le cœur. Celle-ci est la réalisation commode mais passagère, et sans l’encombrement d’un contrôle intellectuel, des espoirs les plus intimes. Après une discussion avec Elisabeth, reine de Roumanie (connue en littérature sous le nom de Carmen Sylva), le romancier constatait : „Et je soutenais par attachement de cœur, par douce tradition d’enfance, l’ineffable leurre chrétien, convaincu, alors comme maintenant, comme toujours, que jamais plus radieux mirage ne viendra enchanter les heures de souffrance et de mort“.[34]
C’est en raison de telles attitudes (diamétralement opposées de l’affectation hypocrite de faux dévots) vis-à-vis de la croyance qu’il est difficile d’admettre l’opinion selon laquelle Loti serait „celui qui se désole de ne pas croire, et en même temps ne fait rien pour sortit de là“.[35] Il n’a pas commencé à douter parce qu’il voulait abolir sa foi première mais, d’abord, parce qu’il désirait qu’elle devienne plus forte, et, ensuite, parce qu’il exigeait qu’elle satisfît ses critères rationnels. C’est le moins qu’il ait pu demander, étant donné que, lors de sa première communion, c’est un intellectuel qui naissait, celui qui, selon P. Curnier, „ne se décide pas à une adhésion sans réserve“.[36]C’est un des moments décisifs de sa vie ; il a déterminé la nature de Loti. Sans cette perte de la foi, la famille Viaud aurait sans doute toujours eu un officier de marine, mais les lettres françaises auraient perdu un écrivain d’une grande sensibilité.
A propos de l’idée de M. – J. Hublard que la „foi est pour Loti une source d’émotion, et non de Vérité“[37], on peut ajouter : la foi, oui, mais non pas, certes, sa position intellectuelle envers elle. Ses exigences pendant sa première communion (désirs de sentiments forts face à la religion chrétienne, d’une part, et réclamation de signes probants avant sa décision définitive, d’autre part) prouvent que Loti était, - alors comme toute sa vie – en proie à des aspirations contraires, celles de vérité et celles d’illusion, ce qui explique, à la longue, ses tumultes intérieurs. Ces tragiques états de son âme ont malgré tout eu une conséquence favorable : en excitant sa sensibilité ils l’ont contraint à se libérer constamment par la création.
Sa nostalgie de la foi dénonce le respect qu’il témoigne à son égard. Moins il réussit à croire, plus il est émerveillé par la tranquillité de la croyance des simples et de ses propres ancêtres. Cet émerveillement explique le style oratoire et pathétique de son drame Judith Renaudin, où il a tracé le sort de ses aïeux protestants après la révocation de l’Edit de Nantes : „Une véritable grandeur se dégage de la simplicité de la trame (…). Cela est beau et noble, et de l’ensemble monte, par la bouche de ces fiers huguenots, la grande voix de la Bible qui répond à toutes les questions“.[38]
Loti a été motivé, pour écrire cette œuvre, par son goût du passé, son respect de la tradition familiale, sa nostalgie de la foi, son amour des gestes élevés et son enthousiasme pour les aventures romanesques. Une femme idéalisé, prête aux martyres et aux renoncements ; un officier dur n’hésitant pas à se convertir par amour et sous les influences mystérieuses d’une foi proscrite ; un père digne et noble – ce sont des personnages aux traits de caractères classiques.
En peignant leurs profils, Loti glorifiait ce à quoi il aspirait, oubliant pour le moment ses doutes et ses tumultes. C’est à cause de cela que cet ouvrage est dépourvu des dilemmes pénibles qu’on rencontre dans chacun de ses autres livres. Pourtant, son absence en tant que créateur n’est qu’apparente ; il est présent à travers les idées directrices. Cette œuvre n’est pas un „gloire à Dieu“, mais un éloge de la croyance en lui ; ce n’est pas le récit d’une foi retrouvée, mais la mise en valeur d’une illusion bénéfique. Loti rend hommage à la pureté des sentiments de ces personnages, lui-même demeurant un éternel désolé à cause du vide de son cœur. Lors d’un de ses pèlerinages à la maison de ses aïeules huguenotes à l’île d’Oléron, il dira avec tristesse : „Non, ils ne me reconnaîtront pour un des leurs (…). Hélas ! leur temps est fini, et le lien entre eux et moi est brisé à jamais“[39].
La recherche du divin et de l’absolu chez Loti a une signification analogue à son goût pour le romantique et à sa quête de l’exotique. De même que ses prédilections littéraires ont été, entre autres, le résultat d’une réaction contre les duretés de la peinture réaliste et naturaliste, de même sa soif de spiritualité est le produit d’une opposition face à l’athéisme de la deuxième partie du XIXe siècle. A ce point de vue, son œuvre fait en quelque sorte pendant au Génie du Christianisme : cet ouvrage de Chateaubriand étant l’expression d’une tendance semblable mais cette fois-ci en réaction à l’impiété du „siècle de raison“. D’autre part, l’idéalisme romantique de Pierre Loti diffère de celui de Chateaubriand. Le Génie de Christianisme est une œuvre d’enthousiasme religieux, tandis que la trilogie Le Désert, Jérusalem et La Galilée s’est révélée être, malgré les espérances intimes de son auteur, la transposition d’un amer désenchantement devant un divin inaccessible.
[1] Pierre Loti, Jérusalem, Calmann-Lévy, Paris, 1929, p. 202.
[2] P. Loti, Le Roman d’un Enfant, Hachette, Paris, 1946, p. 94.
[3] Ibid., pp. 1117-118.
[4] P. Loti, Fleurs d’Ennui, Calmann-Lévy, 1924, p. 125.
[5] P. Loti, Correspondance inédite, Calmann-Lévy, 1929, p. 44.
[6] P. Loti, Aziyadé, Calmann-Lévy, 1969, livre de poche, pp. 53-54.
[12] Victor Giraud, Les Maîtrises de l’Heure, Hachette, 1911, p. 15.
[13] P. Loti, Le Château de la Belle-au-Bois-dormant, Bibl. contemporaine, Paris, 1909, p. 181.
[15] P. Loti, Un jeune Officier pauvre, Calmann-Lévy, 1937, p. 268.
[16] Ibid., p. 243.
[18] P. Loti, Fantôme d’Orient, Œuvres complètes, t. 6, Calmann-Lévy /sans date/, p. 6.
[24] Ibid.
[25] Ibid.
[26] Ibid., p. 221.
[28] Philippe E.-P. Gille, Causerie de mercredi, Calmann-Lévy, 1897, p. 29.
[31] P. Loti, Journal intime, Calmann-Lévy, 1925, p. 88.
[32] P. Loti, L’Inde (sans les Anglais), Œuvres complètes, Calmann-Lévy, t. 9, /…/, p. 343.
[34] P. Loti, L’Exilée, Œuvres complètes, t. 6 /…/, p. 324.
[37] M. –J. Hublard, op.cit., p. 164.
[38] Jules Case, Nouvelle Revue, le 15 novembre 1898, p. 370.
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